A la différence de la plupart des biens dont le transfert de propriété est régi par les dispositions de droit commun du Code général de la propriété des personnes publiques ou celles du Code civil, l’acquisition d’œuvres d’art est régi par des dispositions dérogatoires issues du Code la propriété intellectuelle.
L'œuvre d’art, qui porte l’empreinte de la personnalité de son auteur, fait l’objet d’une protection renforcée. En application de l’article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle, « La propriété incorporelle définie par l’article L. 111-1 est indépendante de la propriété de l’objet maté- riel. L’acquéreur de cet objet n’est investi, du fait de cette acquisition, d’aucun des droits prévus par le présent code ». Toute personne qui procède à l’acquisition d’une œuvre d’art, et ce même dans le cadre d’un contrat de commande, ne dispose pas du droit d’exploiter l’œuvre du seul fait qu’elle en a acquis le support. En effet, l’au- teur de cette œuvre reste, dans tous les cas, ti- tulaire des droits moraux et, sauf stipulation contractuelle contraire, également titulaire des droits patrimoniaux.
Une collectivité qui voudrait acquérir une œuvre et procéder à son exploitation doit donc conclure deux types de contrats de cession : - celui visant la cession du support matériel de l’œuvre ;
- celui visant la cession des droits d’exploitation de l’œuvre. En outre, et même en cas de conclusion de ces deux contrats, l’auteur restera titulaire des droits moraux. En effet, le droit moral de l’auteur est, en droit français, personnel, per- pétuel, inaliénable et imprescriptible. Le contrat de commande ne déroge, en outre, pas à cette règle et n’emporte aucune déro- gation à la jouissance du droit de propriété intellectuelle de l’auteur (1). En conséquence, toute collectivité qui procède à l’acquisition d’une œuvre d’art doit respecter les droits moraux de son auteur, et notamment son droit au respect de l’œuvre. En effet, aux termes de l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle, « L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre. Ce droit est attaché à sa personne. Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible. Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l’auteur ». Tout manquement au droit au respect de l’œuvre de l’auteur pourra être sanctionné sur le fondement de ce texte par l’allocation de dommages et intérêts ou encore par une injonction de remise en état. Il convient dès lors, pour toute personne qui achète une œuvre d’art, de connaître avec précision l’étendue de ses droits et obligations concernant cette œuvre et notamment ceux qui découlent du droit au respect de l’œuvre. Cette connaissance semble particulièrement importante pour les acteurs publics. En effet les collectivités territoriales, tout comme l’Etat, sont souvent amenées dans le cadre de leur politique culturelle, à rénover des bâtiments, à réhabiliter ou à créer de nouveaux espaces. De ce fait, beaucoup d’entre elles se posent la question de savoir si elles ont le droit de déplacer les œuvres dont elles sont propriétaires ou encore de procéder à la pose de cartels. En outre, les œuvres que détiennent les acteurs publics sont, la plupart du temps, exposées au public. Elles sont, à ce titre, sujettes à détérioration et chaque défaut d’entretien pourra être constaté de façon publique. Dans ce cadre, les collectivités territoriales sont particulièrement concernées par la question du droit au respect de l’œuvre qui s’impose à elles dans la gestion quotidienne de leur patrimoine culturel.
I. Le droit au respect de l’œuvre Le propriétaire du support matériel d’une œuvre d’art est tenu à une obligation de conservation de cette œuvre. Il s’agit d’une obligation de conservation « en l’état » qui a fait l’objet de nombreuses applications jurisprudentielles. Dans une jurisprudence ancienne, les juges ont considéré qu’une commune avait nécessairement commis une faute dans la garde d’une fontaine commandée à un artiste en laissant les enfants du village la dégrader (2). Dans cette affaire, la cour a condamné la commune au motif que l’œuvre « rendue publique n’[avait pas] été conservée dans son intégrité et dans ses détails et à plus forte raison lorsqu’elle [avait péri] prématurément par la faute de ceux qui en avaient la garde et la responsabilité ». De même, il a été décidé qu’il avait été porté atteinte au droit de l’artiste, dans la mesure où une sculpture avait été exposée dans une église et où, faute de moyen suffisant de garde, certains fidèles, la jugeant diffamatoire, avaient gravement endommagé la sculpture (3). Cette obligation de conserver l’œuvre en l’état incombe au propriétaire de l’œuvre même dans le cas où l’auteur aurait dû procéder à son enlèvement. En effet, dans un arrêt en date du 10 avril 1995 (4), la cour d’appel de Paris a considéré que le démontage des installations et la dispersion des éléments constitutifs d’une œuvre ne sauraient être réalisés sans l’autorisation de l’auteur, même si l’artiste n’avait pas déménagé son œuvre, à la date convenue, à l’issue d’une exposition. En outre, l’obligation de conservation des œuvres semble presque renforcée s’agissant de personnes publiques. En effet, les œuvres détenues par les personnes publiques étant la plupart du temps exposées au public, le préjudice subi par leur auteur du fait de leur dégradation n’en est jugé que plus grand. Il a ainsi expressément été décidé que « Lorsqu’une personne publique acquiert une œuvre de l’esprit au sens des dispositions précitées, elle accepte, en payant le prix sans émettre aucune réserve, l’œuvre comme étant conforme à sa commande, et a l’obligation de l’entretenir dans son état initial sauf impossibilité technique ou motif d’intérêt général ; que, de plus, la personne publique propriétaire ne peut porter atteinte au droit de l’auteur de l’œuvre en apportant des modifications à celle-ci que dans la seule mesure où elles sont rendues strictement indispensables par des impératifs esthétiques, techniques ou de sécurité publique, légitimés par les nécessités du service public et notamment la destination de l’œuvre ou de l’édifice ou son adaptation à des besoins nouveaux ; que toutefois, la personne publique ne peut justifier ces modifications par son abstention fautive d’entretien de l’œuvre » (5). Ainsi, il ressort de la jurisprudence précitée que le propriétaire d’une œuvre d’art doit s’interdire toute altération de l’œuvre de l’auteur par voies de modifications substantielles que ce dernier n’aurait pas autorisées. Cette interdiction s’étend parfois jusqu’à celle de déplacer l’œuvre. En effet, lorsque l’œuvre a été conçue en considération du lieu où elle est implantée, son déplacement ne saurait être opéré sans que soit préalablement sollicitée l’autorisation de l’auteur. A ainsi été jugé qu’«avait porté atteinte au droit moral du sculpteur des propriétaires qui avaient dé- placé une fontaine ». En effet, le tribunal de grande instance de Paris a jugé que « seule la force majeure pouvait justifier le déplace- ment de la fontaine, et que l’initiative fautive du centre commercial avait porté atteinte aux droits moraux nés du Code de la propriété intellectuelle » (6). En conséquence, il apparaît que le propriétaire d’une œuvre d’art n’est pas libre d’en disposer comme il l’entend. Sa liberté trouve ses limites dans celle de l’auteur dont le droit moral constitue un rempart efficace contre les atteintes à son projet créatif. Toutefois, le droit moral, malgré son caractère inaliénable et imprescriptible n’en est pas pour autant absolu et cède parfois devant des impératifs qui justifient son aménagement.
II. Aménagements au principe Comme mentionné dans l’arrêt Cour administrative d’appel de Lyon du 20 juillet 2006 (5, préc.), une personne publique, propriétaire d’une œuvre d’art, est autorisée à procéder à des modifications sur l’œuvre qu’elle détient dès lors que ces modifications « sont rendues strictement indispensables par des impératifs esthétiques, techniques ou de sécurité publique, légitimés par les nécessités du service public et notamment la destination de l’œuvre ou de l’édifice ou son adaptation à des besoins nouveaux ». En application de cette jurisprudence, les tribunaux procèdent, en cas de modification non autorisée d’une œuvre d’art, à une recherche d’équilibre entre les prérogatives du droit d’auteur et celles du droit de propriété. Il s’agit d’imposer certaines limites au droit moral de l’auteur de façon à ce que son respect ne constitue pas une servitude disproportionnée. Ainsi, a été jugé que ne constituait pas une atteinte au droit au respect de l’œuvre «la destruction sans autorisation d’une sculpture s’intégrant dans un ensemble immobilier, fonctionnel et décoratif, destiné à un site particulier dès lors que le propriétaire a été contraint de modifier l’œuvre en raison d’un projet concernant l’immeuble tout entier, les conditions d’implantation de l’œuvre disparaissant par suite d’une modification du site et qu’il n’a pu identifier l’auteur de l’œuvre afin de rechercher avec lui les solutions qui, dans les meilleures conditions possibles, auraient pu préserver les éléments de l’œuvre » (7). L’aménagement du droit moral de l’auteur est également jugé légitime lorsque le propriétaire de l’œuvre est, avec le temps, amené à envisager une modernisation et une restructuration de l’espace dans lequel l’œuvre s’inscrit. Dans un arrêt en date du 24 juin 1994 (8), la cour d’appel de Paris a, par exemple, consi- déré que «le choix de l’implantation de l’œuvre dans un quartier et dans un hôtel avec une affectation particulière acceptée par l’artiste impliquait à l’évidence un certain aléa quant à la pérennité de l’œuvre considérée dans son ensemble, dans sa destination et dans son environnement spatial et interdisait à l’auteur de prétendre imposer une intangibilité absolue de sa création à laquelle le propriétaire était en droit d’apporter des modifications lorsque se révélait la nécessité de l’adapter à des besoins nouveaux ». Toutefois, et malgré ces éléments, la cour a retenu la responsabilité du propriétaire, des maîtres d’ouvrage et des maîtres d’œuvre dans la mesure où elle a jugé qu’ils n’avaient pas fait les efforts suffisants pour sauvegarder la création de l’auteur. Selon la cour, le propriétaire de l’œuvre aurait dû tenter de contacter l’auteur pour envisager avec lui les moyens de déplacer l’œuvre ou au moins de la lui rendre plutôt que de la détruire. III. Conclusion L’acquisition d’une œuvre d’art est génératrice de certaines obligations mises à la charge de son propriétaire. Contrairement aux autres biens, pour lesquels l’acquisition donne droit à toutes les prérogatives sur la chose, l’œuvre d’art reste intrinsèquement et immuablement liée à la personne qui l’a créée et qui conserve un réel pouvoir de décision sur le destin de son œuvre. L’achat d’une œuvre d’art produit donc des effets similaires à ceux des donations consen- ties avec charge : vous disposez d’un bien sous conditions imposées par celui qui vous l’a cédée. Au premier plan de ces obligations, celle de conserver l’œuvre en l’état, de ne pas la déplacer lorsqu’elle a été conçue en considération d’un espace, de ne pas la laisser se dégrader. Toutefois, ces obligations ne sont pas absolues et il est également tenu compte des contraintes du propriétaire de l’œuvre. Le caractère légitime des modifications apportées à l’œuvre sera apprécié par les juges en application du principe de proportionnalité. Il sera également, à chaque fois, tenu compte de ce que le propriétaire de l’œuvre a tenté de trouver un accord avec l’auteur ou ses ayants-droits. Il convient dès lors, avant de procéder à une quelconque modification sur une œuvre d’art, de prendre contact avec ces derniers de façon à recueillir leur autorisation ou, du moins, d’être en mesure de démontrer que la collectivité a tenté de le faire. En outre, il est hautement conseillé de prévoir, dès le stade de la conclusion du contrat avec l’auteur, que l’œuvre sera susceptible d’être déplacée, modifiée ou supprimée à échéance d’un certain délai ou au terme d’un certain événement. En effet, cette disposition convention- nelle, consentie par l’auteur, constitue une solution d’ordre préventif qui permettra au propriétaire de l’œuvre de détenir un pouvoir de modification voire de suppression sur l’œuvre qu’il a acquise. n (1) Cass. 1ère civ. 24 oct. 2000 n° 97-19032. (2) CA Montpellier 9 déc. 1936. (3) Paris 25 nov. 1980, RIDA, avril 1981. (4) Juris-Data n°1995-021607. (5) CAA Lyon 20 juill. 2006, M. S. req. n° 02LY02163. (6) TGI Paris 14 mai 1974, RIDA, avr 1975.219. (7) TGI Paris 24 juin 1992, Juris-Data 1992-045409. (8) CA Paris 24 juin 1994, D. 1995, somm. 56, D. 1995, somm. 56, obs. Colombet.
RÉFÉRENCES Code de la propriété intellectuelle, art. L. 111-3, L. 121-1.
UNE ANALYSE DE Floriane GUIBERT, avocat à la cour
My-KimYANG-PAYA, avocat associé (SEBAN&ASSOCIES)

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